Ella Matthews

 

65 ans

Programmatrice

Brooklyn


Je travaille comme programmatrice, pour le gouvernement. Ce matin-là, je travaillais sur un projet qui me passionnait, j’étais complètement absorbée par ce travail. Tout d’un coup, les murs se sont mis à trembler. J’étais du côté nord de la première tour, le côté qui a été percuté par l’avion. J’ai appris par la suite que c’est le côté opposé qui a absorbé le maximum de l’impact, ils ont été bien plus secoués. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui se passait. J’ai vu par la fenêtre des débris qui tombaient, et quelqu’un parlait d’un avion. Pendant la descente dans l’escalier, j’essayais de ne pas paniquer, de contrôler mon imagination : je m’interdisais de penser à ce qui se passerait si la porte en bas ne s’ouvrait pas. On apprenait les nouvelles par les gens qui avaient des téléphones mobiles. Les pompiers montaient l’escalier, chargés comme des mulets avec leurs haches, leurs bonbonnes d’oxygène. C’est dur de penser à ces pompiers, je me rappelle leurs visages. Par moments, on ne pouvait plus avancer. Alors, j’ai ramassé une paire de chaussures à hauts talons, que je croyais appartenir à notre réceptionniste. Je les ai toujours, elles sont ici, dans mon bureau. Au bout d’une demi-heure, nous sommes arrivés en bas. On nous criait : ne regardez pas ! Mes collègues ont vu des gens qui marchaient en ayant perdu leur peau, des têtes sans corps, mais moi je n‘ai vu que des débris, des morceaux de tissu ensanglanté, je crois que mon cerveau a filtré l’information.

Ce jour-là, j’avais un sentiment d’euphorie, pas d’avoir été une héroïne, mais d’avoir échappé à une catastrophe phénoménale. Et aussi un sentiment de torpeur. J’ai appris plus tard que nous avions perdu plusieurs de nos collègues. On me dit que je suis obsédée par ce fait et que je devrais profiter des thérapies qui nous sont offertes. Et puis je suis plus distraite, comme beaucoup de mes collègues. Mais sinon, je n’ai pas tellement changé. Je ne me sens pas significativement moins en sécurité. Et je n’ai pas changé d’opinion quant à la manière dont on devrait régler le problème du terrorisme. Je suis très préoccupée par la « guerre contre le terrorisme », je crains que Bush n’essaie d’utiliser le WTC comme Hitler a utilisé l’incendie du Reichstag, et personne ne voit la similitude, il me semble. Mes parents étaient des juifs communistes, et moi aussi, j’ai des sympathies pour le communisme. Le vrai danger, c’est le fascisme. Alors que je ne suis pas une pacifiste, je suis totalement opposée à la guerre en Afghanistan. C’’est facile de tuer des gens, des innocents pour nous venger d’Oussama Ben Laden. Faisons plutôt quelque chose de bien ,de positif et appelons ça « la guerre contre le terrorisme ».

Nous sommes retournés au travail, d’abord dans divers bureaux provisoires, et maintenant dans un bâtiment de 11 étages avec un escalier de secours externe jusqu’au 10è ! Le matin de la catastrophe, Tony, un collègue, nous avait poussés à prendre l’escalier de secours. Je lui ai dit : maintenant que tu nous as sauvé la peau, tu es responsable de nous pour la vie. Il a répondu : « Très bien, je m’attends à ce que vous receviez tous des Prix Nobel ». Si je pouvais convaincre mes concitoyens que nous ne réglerons pas ce problème par des bombardements, je mériterais le Prix Nobel de la paix.