Extrait de “London”

 
Mais souvent, même du temps des anguilles, Coraline n’a pas faim, c'est trop tôt, elle s’est levée avec précipitation afin d'arriver au marché avant midi. Après le caf', s’alignent les stands de quincaillerie, de rideaux, d’habits, de chaussures. Tout du très très bon marché et de très très mauvaise qualité. Couleurs criardes. Fausse fourrure, fausse dentelle, faux or, faux bois, faux tout. Elle passe sans ralentir et arrive, si elle s’est bougée assez tôt et que le marché n’a pas fermé, à la partie couverte. Des cahutes dont les 40cm du bas ont été creusés dans la terre. Ou alors, elles sont là depuis si longtemps, des siècles, avant même Dickens, que le niveau du sol est monté entre temps. Comme à l’époque où elles ont été construites les gens mesuraient la même taille que les chimpanzés, il faut descendre une marche et baisser la tête en même temps pour ne pas se taper la tête. S’il n’a pas plu, la terre battue ne se transforme pas en boue, c’est plus agréable. Section marché aux puces. Coraline achète des bols des années 20, aux couleurs joyeuses, pour quelques £. Des robes des années 40, en soie, en crêpe de Chine. Le marchand la regarde avec désapprobation, pourquoi une jolie fille s’affublerait-elle de vieilles fripes? Alors qu’elle pourrait acheter de si jolies jupes tubes à Marks & Spencer? Il n’a pas le cœur de marchander et les lui laisse pour quelques pièces de 20 P. Elle émerge des cahutes avec ses trophées de chasse, éblouie par la lumière pourtant terne du jour. Oh. Son porte-monnaie a disparu. Embêtant, mais ça lui arrive tellement souvent quand elle va au marché qu’elle ne prend jamais trop d’argent, et les cartes de crédit n’existent pas encore. Les cockney pickpocketteraient en dormant, tellement c'est dans leur nature. Plus agaçant, la clef du cadenas de son vélo était dans la petite poche à fermeture éclair du porte-monnaie, pour ne pas la perdre. Et son joli vélo, prélevé à Goldsmith College – ben, il était pas cadenassé donc il devait appartenir à personne, qui serait assez fou pour laisser un vélo sans anti-vol ? Coraline, elle, prend ses précautions, son joli vélo est cadenassé à la grille d’un jardin. Quelle guigne. Il faut qu’elle rentre à la maison, qu’elle trouve emprunte prenne des outils, qu’elle revienne ici faire sauter le cadenas, pas du tout pratique. Et si elle mettait les flics à contribution ? Ils sont là pour aider la population, non ? Parce que, justement, le poste de police est tout près. 
-   Euh, monsieur, je me suis fait voler mon porte-monnaie au marché. 
Le flic de service, lourd, rose et blond derrière le comptoir, lève les yeux avec lassitude.
-   Vous voulez déclarer le vol? 
-   Non non. Mais il y a ma clef dedans, la clef de mon vélo. Alors, je me demandais si vous pourriez venir m’aider à casser la chaîne du cadenas.  Sinon, on risque de me prendre pour une voleuse de vélo. Mais si on me voit avec un policier, on ne me fera pas d’ennuis.
Le flic hésite. Il y a une certaine logique dans ce qu’elle lui explique, il lui semble. Le secours de la loi. La légitimation de l'uniforme. De plus, ce n'est pas dangereux et il aurait un sentiment de satisfaction d'avoir secouru une citoyenne pas désagréable à la vue. Et puis, alors qu’il s’apprête à la suivre, une sale flicasse, assise un peu plus loin, lève le nez.
-   Elle n’a qu’à aller chercher des outils, elle nous prend pour un service de quincaillerie ? En plus, personne ne va sourciller si elle fait sauter son cadenas, faut pas rêver.
Salope, va. Pour une fois qu’un flic aurait pu faire une bonne action.
	Derrière le marché d’E street, des ruelles varices se ramifient bordées par des petites maisons à la queue leu leu charité pour les pauvres. Dans mon souvenir, elles sont moches, des petits cubes avec un petit auvent collé au-dessus de l’entrée, un semblant de prétention, de la brique plastique, des fenêtres plastique minuscules pour que la commune qui finira par payer le chauffage n'ait pas trop de frais. Du légo quoi, de la mesquinerie d'architecture, sauf qu'on peut faire des trucs bien plus imaginatifs avec les légos. Surtout munie du kit de luxe avec des pièces exhilarantes, comme les vitres teintées, les briques transparentes, les plaques tournantes. Mais là, c'était le kit absolument de base, une seule brique, un seul type de fenêtre dull au possible et un modèle de porte qui fait semblant d'être en bois. Eh bien, maintenant que je les revisite, elles ont pris du poli, 20 ans ont suffi à leur donner de la patine, du charme, même. Elles font fausses antiquités antiques. Les barrières ont rouillé, les trottoirs craquelé, les toits moussus, tout cela beaucoup plus sympathique que le plastiquant neuf. Les arbres qui étaient arrivés identiques de la fabrique ont poussé, les peines et les joies, le hasard aussi, ayant déterminé hauteur du fût, forme des branches, abondance des feuilles, cicatrices sur le tronc. Surtout, des êtres de ma race y ont conçu des enfants adultes aujourd’hui, y ont pleuré, aimé, espéré, ragé, ri, imprimant sur le paysage la trace indéniable de l’humanité. 

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