Extrait de “deux guerriers”

 

Le lendemain, très abattu, je me suis traîné jusqu’au café du coin, au lieu d’aller aux cours. Assis devant une orangeade que je n’arrivais pas à avaler, j’essayais de ne pas penser. Un journal était posé sur la table. Je l’ai feuilleté. En troisième page, il y avait une photo du premier ministre haï, à une inauguration. Un sourire arrogant aux lèvres, il posait pour les journalistes, accompagné de sa femme et de ses deux fils. La mère, soignée et bien mise, couvait ses deux garçons avec fierté. Les enfants de nos ennemis, s’ils sont attendrissants, peuvent nous faire oublier nos antipathies pour leurs parents. Ce n’était pas le cas avec ces garçons. Le plus jeune était pataud, avec des cheveux hérissés qui devaient résister au peigne. Il avait l’air dissimulé des enfants qui aiment jeter des cailloux sur les chats. L’autre, pâle, les épaules voûtées, les yeux rapprochés, appartenait au type de lunetteux qui se refuse à toute activité physique. Mon rôle serait d’éliminer cet homme et de priver les deux garçons de leur père, la femme de son soutien. Cette famille s’est mise à m’obséder. Il était premier ministre d’un pays qui opprimait nos frères depuis des décennies. Bien d’autres pères et d’autres mères plus innocents que lui avaient péri sous ce régime. Mais je ne pouvais pas me sortir de la tête ce père, cette mère et ces deux garçons mal dégourdis.

    Le soir, chez moi, j’ai parcouru l’internet de long en large. De nombreux sites exhibaient leurs photos, accompagnées de textes dans ce langage barbare que nous haïssions. Leurs concitoyens étaient visiblement fiers d’eux. On les voyait à la plage, dans leur cuisine, sur les marches d’un avion. J’avais toute la vie de cette famille en raccourci, les parents penchés sur les nouveau-nés aux visages déjà malgracieux, accompagnant leurs premiers pas, les attendant fièrement à l’école, sortant recueillis de leur temple. J’en négligeais mes cours, j’écourtais nos séances de préparation pour me ruer devant mon écran. J’ai cherché les débuts du premier ministre lui-même. J’ai découvert d’autres photos de bébé dans des layettes démodées, avec une autre paire de parents attendris au-dessus du berceau, un petit garçon sérieux dans ses culottes courtes à côté de son père, un étudiant fringant, ses livres sous ses bras. Même pour la mère, j’ai déterré une vieille photo la montrant bambine dans une famille nombreuse, avec une mère ébouriffée au sourire victorieux. Il n’était pas possible de remonter plus loin, de trouver des photos en carton sépia des grands-parents, lorsqu’ils étaient enfants et de leurs parents à eux, parce que sujets aussi bien que photos avaient été éliminés en masse. Mais je pouvais suivre en imagination les racines de cet arbre qui s’enfonçaient à l’infini, plus loin que la mémoire humaine et qui avaient produit cet homme, mon ennemi. Je ressentais du vertige à l’idée qu’il me revenait de le supprimer. C’était à moi d’abattre cet arbre. J’étais fier et tout à la fois terrifié par la gravité de l’acte. Ma conviction qu’il était coupable n’a pas faibli. Quand je regardais ses photos, j’étais pris de haine et c’était comme si cette haine elle-même m’interdisait de disposer de sa vie, elle se dressait entre moi et ma mission. Cet homme, sa femme, les deux garçons me dégoûtaient, m’enrageaient, me provoquaient et pourtant je me sentais lié à eux par une chaîne aussi essentielle que le cordon qui lie le fœtus à sa mère. J’essayais de fuir ces émotions humiliantes dans le raisonnement, puis la prière. Rien n’y faisait. Ils m’attendaient à mon réveil, ils m’embusquaient dans le bus, ils envahissaient les murs de la cité.


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