A tombeau ouvert

 

une nouvelle publiée par le Lecteur du Val


« Cette silhouette qui court sur le chemin de halage, pas de doute, il l’a déjà vue quelque part… »

Joël referme le bouquin à regret. Il se frotte les yeux et regarde l’heure : 2h.

-Merde. Si Papa va aux chiottes et voit de la lumière sous la porte, ça va craindre…

Il éteint la lampe de chevet, s’allonge sur le dos. L’imagination encore stimulée par sa lecture, il tarde à s’endormir.


Le lendemain, assis dans le bus à côté de son grand copain Loïc, il lui demande :

-Tu es déjà allé sur un chemin de halage, toi ?

-Qué que c’est qu’ça ? Attends, halage, hâlé, ça doit être un chemin où les nanas se couchent à poil sur la chaussée pour se bronzer les nibards, et tu n’as qu’à te baisser pour ramasser.

-Tu me gonfles, avec tes nanas à poil. Un chemin de halage, c’est le long d’un canal.

-Ben si tu savais, pourquoi tu me demandes, taré ?

Joël tire de sa serviette un livre à la couverture fatiguée.

-Joseph m’a prêté, ce polard, génial.

-« A tombeau ouvert » , lit Loïc, la tête inclinée.

-Je te le passerai, si tu sais lire, ignare. Après le deuxième meurtre, le détective attend à côté d’un chemin de halage, et en lisant, je voyais celui près de chez Yaya…

-Yaya ?

-Ma grand-mère, quoi.

-Le petit Joël à sa Yaya, c’est mignon.

-Ta gueule ! Je ne pouvais pas m’empêcher de m’imaginer que ça se passait là-bas, et puis, je me suis dit, halage, c’est pas un mot courant, un mot que le Parisien moyen connaît. Comment ça se fait que moi je le connaisse ? Solution : le tester sur l’être moyen par excellence, toi !

Loic lui envoie une claque sur le bras.

-Moyen, moi ! Tu déconnes, mon pauvre, un génie méconnu, oui…

Mais Joël ne l’écoute plus, plongé dans la lecture de son roman.


L’après-midi, le père de Joël entre dans la chambre de son fils et le trouve assis à son bureau, un livre à la main.

-Papa, tu es encore entré sans frapper !

-Excuse-moi. Tu as fini tes devoirs ?

-Pas tout à fait.

-Alors pourquoi lis-tu ?

-C’est ce livre, je n’arrive pas à le poser…

Il soulève le roman et le montre à son père. Celui-ci se renfrogne.

-Papa, je t’assure, c’est pas plein de violence ou de trucs cochons, comme San Antonio, se justifie Joël.

Le père se ressaisit.

-Et qu’est-ce qui te plait tant, dans ce roman ?

-‘chais pas. L’histoire est bien ficelée, dans le genre roman policier, c’est le top, et je m’y connais, mais ‘y a autre chose.  Les endroits décrits, j’ai l’impression de les connaître tellement ils sont vrais, et le détective aussi me semble réel, comme si je retrouvais un copain. Quand j’aurai fini, j’irai voir à la bibliothèque s’ils ont d’autres livres de l’auteur, Jean Martin. Je te le prêterai, celui-ci, faut que tu le lises.

-Je ne lis pas de romans policiers.

-Mais pourquoi ? Tu ne lis rien. Tu travailles, et tu…

-Ça suffit, Joël. Pour le moment, occupe-toi de tes devoirs. Je vais travailler en haut et dans une heure, je viendrai vérifier si tu as fini. Ensuite tu pourras te mettre à tes lectures obligatoires que tu n’as pas encore commencées. Compris?

-OK, t’énerve pas. Racine, rien de tel comme somnifère.


Le soir, Joël s’attèle à son ordinateur. Il tapote : « jean martin », et lance l’engin de recherche. Il y en a beaucoup, des Jean Martin en France. Il recommence : « jean martin roman policier ». Et sur le site d’autres fanas du roman policier, il apprend que Jean Martin n’a écrit qu’un roman,”A tombeau ouvert”, publié en 1977, un roman où l’on reconnaît  l’influence du roman noir américain, mais qui, selon l’article, offrirait une interprétation toute à fait originale et innovatrice de ce genre littéraire. Qu’après ce début très prometteur, et qui connut un grand succès, Jean Martin disparut. Que comme il écrivait sous un nom de plume, on ne sait pas ce qu’il est devenu. Ah, mais Joël ne va pas se décourager si vite, il a de la ressource. Il ouvre le roman à la page du titre, pour y découvrir le nom de la maison d’édition, puis pivote vers son ordinateur, et reprend sa chasse : « editions noir d’encre ». Et c’est reparti. Après bien des efforts, tout ce que Joël apprend, c’est que cette maison n’existe plus. Découragé, il se traîne jusqu’à la cuisine et se verse un grand verre de lait. Son père, sur un tabouret, sirote un café, l’air fatigué.

-Papa, Jean Martin, il n’a écrit qu’un livre, et comme je voulais en savoir plus, j’ai cherché de l’info sur la maison d’édition, Noir d’Encre, et ça a fermé il y a des années, tu parles d’un manque de bol.

-Je ne comprends pas pourquoi tu fais une telle fixation sur ce livre. Il y a des milliers de livres policier, et des bons : Chandler, Hammett, Le Carré…

-Je croyais que tu t’y connaissais pas, en polards.

Le père hausse les épaules.

-Tu sais, Joël, les maisons d’édition, elles ont souvent la vie courte, c’est dur de survivre dans la publication. Il ne faut pas t’étonner que celle-ci ait disparu. Et ce soir, pas de lecture d’oiseaux de nuit, tu as des cernes qui vont m’attirer des engueulades de ta mère. D’ailleurs, je croyais qu’on s’était mis d’accord sur quelques pages de Racine ?


Le lendemain, quand Joël rentre de l’école, son père est absent, parti pour une réunion d’affaires. Sur le miroir de l’entrée, là où ils affichent les messages téléphoniques, un billet griffonné :

« Il me semble que les Éditions Noir d’Encre avaient été rachetées par Chambranle. »

Joël trouve sans peine le site de la grande maison d’édition, et lance un mail, dans le noir :

« Je m’intéresse beaucoup à l’auteur Jean Martin. Je souhaiterais avoir plus de renseignements sur sa vie, et où il est maintenant. » Il réfléchit, et ajoute :

« C’est pour un travail de classe, j’aimerais l’interviewer. Je vous remercie,

Joël Esteban, 13 ans »


Quelques jours plus tard, quand il vérifie ses mails pour la énième fois, le message est là :


« Cher Joël,

Merci de ton message. Nous sommes ravis que tu partages notre amour du roman policier. Nous aussi, nous avons un faible pour “A tombeau ouvert”. Personne dans l’équipe ne travaillait à Noir d’Encre quand Jean Martin y était publié, mais nous avons réussi à te dégotter le numéro d’un éditeur, à la retraite maintenant, qui a peut-être contribué à cette publication Il s’appelle Robert Dussieu, son numéro : 02.24.66.34.25

Bonne chance pour ton travail, et tiens-nous au courant !

Le service aux lecteurs,

Éditions Chambranle»


Joël file vers l’entrée, soulève le récepteur, et fait le numéro qu’il a gribouillé au dos d’un manuel de physique. Une voix de femme répond :

-Allô ?

-J’aimerais parler à monsieur Dussieu ?

Joël a la gorge nouée. Ce Dussieu, y a pas doute, il va être parti sans numéro, mort ou interné dans un asile de fous.

-Un instant, je vais le chercher.

Il entend le bruit caractéristique de pantoufles qui traînent sur le sol, puis une voix éraillée croasse au bout du fil :

-Qui est-ce ?

-Allô, bonjour, je vous appelle, je fais un travail pour l’école sur Jean Martin, et à Chambranle, ils m’ont dit que je pouvais vous appeler.

La voix semble se radoucir tout d’un coup :

-Et qu’est-ce que tu lui veux, à Jean Martin ?

-J’aimerais bien l’interviewer, parce que j’adore “A tombeau ouvert” alors je voudrais en savoir plus sur l’auteur, et tout, quoi.

-“A tombeau ouvert”, c’est un beau livre, un des meilleurs qu’on ait sortis à Noir d’Encre. Mais l’auteur, je n’ai pas grand chose à t’en dire.

-Il est mort ?

-Pas que je sache, pourquoi ?

-Comme il n’a écrit qu’un livre. Il buvait, ou il se droguait ?

-Non, pas du tout, c’était un type plutôt tranquille, réservé, je ne le connaissais pas bien. Sa famille, des gens vraiment modeste, venait d’Italie ou de Grèce. Lui, il était né en France, vers Toulouse je crois, un grand talent.

-Et son vrai nom ?

-Je ne suis pas censé le donner. De toute façon, je ne me le rappelle plus, ma femme, peut-être, elle a meilleure mémoire. Jocelyne !

Joël attend, se rongeant l’ongle du pouce, alors que lui parviennent étouffées les délibérations des deux vieillards.


Le père de Joël ouvre délicatement la porte de son bureau. Il est tard et tout est silencieux dans la maison. Il allume la lumière. Son fils est assis à son bureau, le visage tourné vers lui.

-Tu as vu l’heure ?

-Papa.

-Quoi ?

  1. -  Un certain Robert Dussieu m’a appris que le vrai nom de Jean Martin,

     c’est …

Joël s’interrompt, fixant sur son père le regard intense de ses yeux sombres.

-Georges Esteban, soupire le père.

-Exactement. Papa ! Tu ne m’en as jamais parlé ! Pourquoi ? Et pourquoi est-ce que tu n’as écrit qu’un roman, un tellement bon roman, et tu n’as pas continué ? Et ne me dis pas, s’il te plait, que c’est à cause de ma naissance que tu as dû arrêter, ou que Maman t’a forcé parce que ce n’était pas un boulot sûr, et que c’est pour ça que vous avez divorcé.

-Non, ce n’est pas ça, Joël.

Georges s’assied en face de Joël, sur un escabeau.

-J’avais écrit quelques nouvelles policières quand j’étais étudiant, que j’avais envoyée à gauche et à droite et qui avaient eu un certain succès, l’une publiée dans un recueil, l’autre recevant un prix organisé par une chaîne de librairies. Et je me suis mis à un roman, comme une gageure, tout en continuant à étudier, je ne le prenais pas au sérieux…

-« A tombeau ouvert« ?

-« A tombeau ouvert ». Même ton Dussieu a été étonné du succès qu’il a rencontré. Il s’en frottait les mains, puisque j’étais son poulain, si tu vois ce que je veux dire. Il souhaitait que j’abandonne mes études, que j’en écrive tout de suite un autre. Il ne me restait plus que les examens finaux, et j’ai dit non, je passerais ma licence de droit foncier d’abord, le dernier coup de collier, et puis je me mettrai sérieusement à l’écriture. Mais quand j’ai voulu reprendre la plume, les idées se sont taries, j’ai écrit une demi-douzaine de débuts, sans pouvoir y mettre de suite. Comme Hammett. La page blanche.

-Tu connaissais déjà Maman ?

-Non, je l’ai rencontrée plus tard, dans un congrès.

-Elle savait ?

-Oui. Elle voyait les chèques de Chambranle arriver.

-Mais comment, Papa, pourquoi ?

-Je me le suis demandé trop longtemps, qu’importe. Je me suis engagé dans ma profession, j’y ai réussi honorablement, et me voilà, avec un grand fils qui me pose des questions et fait des enquêtes.

-Tu les as encore, les esquisses ?

-Esquisses, c’est beaucoup dire. Elles sont là, quelque part, dit-il en indiquant le placard derrière lui.

-Papa, tu dois les finir, pas pour les publier si tu préfères, mais pour moi.

-Pour toi ? Je me demande, pour toi, peut-être que je pourrai…

Le père et le fils se taisent, puis Joël reprend, avec entrain.

-Pas étonnant que j’aie eu l’impression de me reconnaître dans “A tombeau ouvert”.

-Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ?

-C’était le chemin de halage, il ressemblait trop à celui de Trèbes, et « cette silhouette qu’il avait déjà vue quelque part ». Il me semblait bien, moi aussi, que je l’avais vue quelque part….



fin