Une citoyenne de Brooklyn : extrait de journal/publié dans Le Temps, 18 septembre 2001

 

Mardi 11 septembre 

C’est la fin de la journée.  Epuisée par des heures devant la télévision, je m’installe devant mon ordinateur.  Je prends le temps de rédiger, pour essayer de mettre un peu d’ordre dans mes idées, mes sentiments.

Ce matin, je suis allée visiter une garderie avec ma fille, Alma. En sortant de la garderie, j’ai été surprise de voir un nuage, c’était un jour qui s’était annoncé au beau fixe. Ensuite, Alma et moi, nous avons été dépassées par un camion de pompiers.  Je les ai montrés à Alma, elle les a salués de la main.  J’ai pensé, ils ont toujours l’air tellement sérieux, alors qu’ils vont peut-être sauver un chat. Et puis, j’ai vu que le nuage était formé par une colonne de fumée et j’ai pensé qu’il devait y avoir un gros incendie dans le centre de Brooklyn. J’ai vu Lucy, notre voisine, qui descendait la rue à grands pas.  J’étais étonnée de la voir là.  Elle m’a demandé si je savais qu’un avion était rentré dans le WTC.  Je ne sais pas si elle m’a dit un ou deux avions.  Et puis un couple, qui avaient l’air d’être des américains d’origine chinoise, se sont addressés à nous.  Ils nous ont demandé si nous savions.  J’ai pensé, normalement ces gens ne nous auraient pas adressé la parole dans la rue. Je suis rentrée à la maison le plus vite que je pouvais sans courir, poussant la poussette à la montée.  Arrivée chez nous, j’ai vu John qui buvait son thé.  Je lui ai dit, tu sais? Il ne savait pas.  J’ai allumé la télévision, nous ne recevons plus qu’une chaîne, et nous avons regardé debout les images des avions qui s’écrasaient, et nous avons vu en direct les tours s’affaisser.  Je n’arrive plus à me rappeler les sentiments que j’ai éprouvé en les voyant s’effondrer.  Je sais que je l’ai vu, en direct, mais ma mémoire a effacé ce moment, impossible à assimiler.  Nous hésitons à aller chercher Numen à son école, qui est à une quinzaine de minutes en voiture, mais loin de la catastrophe.  Nous n’arrivons pas à atteindre le bureau de l’école au téléphone. Il se met à pleuvoir de la cendre blanche, nous décidons d’attendre que ça cesse.  Quand je vais le chercher, l’école est sens dessus dessous.  La plupart des enfants ont déjà été rapperchés par leurs parents dont la plupart sont rentrés à pied du travail à Manhattan.  Tous les enfants des différentes classes sont réunis dans une pièce.  Ils jouent à la lotterie à rime.  Mon fils, intrigué par l’insolite de la situation, refuse de partir tout de suite, alors je reste un moment.  Les maîtresses ont de la peine à se concentrer sur ce qu’elles font, et mon fils se fâche parce qu’elles appellent plusieurs fois les mêmes rimes. Sur le chemin du retour, nous voyons dans les rues les foules qui rentrent à pied du travail.

Nous expliquons aux enfants ce qui s’est passé en termes simples : un accident très triste, des avions qui se sont écrasés contre des bâtiments, beaucoup de gens sont morts.  Nous ne les laissons pas regarder la télévision, et ils ne comprennent pas ce qui s’est passé.  Numen associe l’événement à des dessins animés, parce qu’il ne peut pas se l’expliquer en terme de sa vie réelle.  Mais les enfants ressentent l’extraordinaire de la situation surtout à travers nos émotions à nous.  Il nous est difficile de leur accorder l’attention à laquelle ils sont habitués quand nous sommes envahis par des émotions aussi fortes.

Nous sommes tous sous le choc, et ce choc est difficile à rationaliser. Je cherche à me l’expliquer : c’est le plus grand acte terroriste que le monde ait connu. C’est un acte de haine totale.  C’est un acte de désespoir total. Le deuil que je ressens est extraordinaire parce que je ne peux pas me l’expliquer quantitativement Je ne connaissais pas ces gens qui sont morts, pourquoi tant pleurer? Il y a eu des catastrophes naturelles, des guerres où plus de gens ont trouvé la mort.  Pourtant je n’ai pas pleuré comme je pleure maintenant.

J’ai l’impression d’être dans un pays au début d’une guerre, je m’imagine que c’est ainsi avant que la lassitude s’installe: seul ce qui est vraiment important demeure, le reste est oublié.  Ce n’est pas maintenant qu’on va se quereller avec son voisin à propos de la barrière du jardin. On se sent tellement plus proche les uns des autres, que ce soient des amis ou des inconnus.  Quand nous appelons nos amis, c’est pour pour parler de l’essentiel : tout le monde est sauf dans ta famille ? Comment te sens-tu ? Et nous pleurons au téléphone notre peine. Tout d’un coup, cette ville où je vivais sans savoir si j’y étais une étrangère ou pas, c’est ma ville, ce sont mes concitoyens qu’on a tués, ma ville qu’on a attaquée.


Mercredi

Nous nous traînons, il nous est difficile de mener à bien les petites activités quotidiennes auxquelles nous sommes habitués.  Je me suis douchée ce matin, et j’avais de la peine ensuite à m’habiller. Tous mes habits de tous les jours, mes pantalons, étaient à nettoyer, et je ne savais pas que mettre.  Je regardais mes jolies robes, mes jupes que j’avais choisies pour célébrer l’été, mon corps, et même si je ne voulais pas porter le deuil, je ne pouvais pas me revêtir d’habits qui semblaient appartenir à une autre époque, une époque résolue.

Les écoles sont fermées.  L’après-midi, nous nous sommes réunis avec des amis, nous sommes allés au parc avec nos enfants.  Nous nous sommes installés sur une petite presqu’île au bord de l’eau, le moment était idylique, avec le soleil qui baignait le paysage d’une belle lumière dorée.  Le temps était parfait, dans cette ville qui  oscille d’habitude entre une chaleur humide semi-tropicale et des hivers rigoureux.  Il fait 25 degrés, le ciel tout bleu si ce n’est le nuage de fumée, ce temps semble une moquerie, un temps pour aller à la plage, pour faire des barbecues, et auquel personne n’a le coeur de prendre plaisir.  Rassemblés sur une couverture en un petit groupe serré, nous les parents, parlions pendant que les enfants se défoulaient plus loin.  Nous nous sommes racontés nos histoires.  Nadine était sur le train, sur le pont de Manhattan quand elle a vu le deuxième avion s’écraser contre la tour.  Elle est tout de suite rentrée à Brooklyn chercher les enfants à l’école.  Lev, son mari, était dans un autre métro, il avait passé à un atelier avant d’aller travailler.  Son métro s’est arrêté entre deux stations sous City Hall à quelques centaines de mètres du World Trade Center.  Les passagers ne savaient rien.  On leur a ordonné au haut parleur de se diriger vers l’avant du train.  Ils ont commencé à sentir une odeur de fumée, et l’haut-parleur leur a commandé de faire volte-face, et de sortir de l’autre côté, à l’arrière.  Il y a eu un moment de panique, une grosse femme s’est évanouie en travers du wagon.  Les gens l’enjambaient, d’autres essayaient de la ranimer.  Quand Lev a émergé de la station de métro, il a vu sans comprendre des centaines de gens arriver, personnages lunaires, recouverts de cendre blanche.  Les tours s’étaient déjà écrasées. Il a marché les quelques kilomètres jusqu’à son bureau de graphisme où il travaille avec Nadine, et il l’a attendue. Comme elle n’arrivait pas, il a essayé de l’atteindre sur son portable, mais les portables ne fonctionnaient plus.  Pendant plusieurs heures, il n’a pas réussi à l’atteindre.  Il est finalement rentré à pied pour trouver toute sa famille à la maison. 

Notre amie Meighan, qui est enceinte de quatre mois, sortait du métro quand elle a vu le deuxième avion s’écraser.  Elle est restée un moment dans la rue à hésiter.  Elle travaille à Tribeca, proche du World Trade Center.  Tout d’un coup, la première tour s’est effondrée dans un nuage blanc, et elle s’est mise à courir avec des centaines d’autres passants.  Elle ne voulait pas prendre le pont le plus proche, celui de Brooklyn, ayant peur qu’il ne soit aussi attaqué, et a marché jusqu’au pont de Williamsburg.  De l’autre côté, elle s’est rendue chez des amis qui lui ont prêté une bicyclette.  En tout, ce retour lui a pris trois heures, marquées sur ses pieds couverts de cloques sanglantes.  A Brooklyn, nous nous sentons quand même retranchés de la zone sinistrée qu’est Manhattan avec ses ponts coupés, ses communications interrompues.  Ici, tout fonctionne, le métro, les bus.  Les magasins sont ouverts, les rues aussi.

Nous avons tellement parlé au téléphone, moi qui évite normalement ce moyen de communication, nous avions besoin d’être en contact avec les gens que nous aimons.  J’ai aussi beaucoup téléphoné en Europe, dès le premier jour. Il nous était plus facile de faire des appels  internationaux que nationaux. Nos amis dont les parents vivent sur la côte ouest n’avaient toujours pas réussi à les atteindre pour les rassurer trois jours après l’événement.  J’avais besoin d’entendre comment la nouvelle était accueillie en Europe, me demandant si, avec la distance, l’événement semblait moins effoyable.  J’étais soulagée d’apprendre que les Européens étaient eux aussi très choqués par l’événement, que les gens étaient accrochés eux aussi à leur poste de télévision. Les Européens semblent plus concernés par la suite des événements que les Américains.  Ici, les gens sont choqués, tristes de toutes les vies qui ont été perdues et sont en colère, ils veulent que les coupables soient punis..  Ils ont aussi peur de nouveaux attentats terroristes immédiats, mais ne semblent pas se rendre compte des conséquences désastreuses qu’une guerre de représaille pourrait avoir.  Les Afghans qui soutiennent Ben Laden ont sûrement une vue des Etats-Unis déformée par l’ignorance dans laquelle ils vivent et par la propagande des fondamentalistes.  C’est exactement le même cas pour la grande majorité des Américains : ils n’ont aucune connaissance du  monde hors de leurs frontières et aucune compréhension des groupes fondamentalistes.

Nous regardons Bush à la télévision avec inquiètude.


Vendredi

On nous appelle pour nous confirmer que le mari de Mrs Brunton est parmi les pompiers disparus.  C’était la maîtresse de Numen l’année passée.  Nous hésitons à en parler à Numen, qui a cinq ans.  Sa maîtresse actuelle est absente aujourd’hui, nous apprenons que son beau-frère a aussi disparu.  Le soir, nous allons avec des amis à une marche pour honorer les pompiers du quartier.  Il a plu toute la journée, mais la pluis s’est arrêtée. Nous nous y rendons à pied, avec les enfants.  Devant leurs maisons, les gens sont sortis dans la rue avec des bougies. Ils nous saluent, nous aussi nous portons des bougies, des fleurs.  Les enfants et moi avons fabriqué deux petits drapeaux blancs.  D’un côté, une colombe, de l’autre: PEACE ON EARTH FOR ALL.  Je veux que nous exprimions notre refus de la guerre, de la violence.  Nous parlons ou saluons des gens avec qui nous n’aurions jamais parlé, des dames devant leur maison de retraite, des familles immigrées, de jeunes couple branchés, de tout.  En arrivant au lieu où doit commencer la procession, nous voyons que des milliers de personnes sont déjà arrivées.  Et là aussi, nous nous retrouvons tout proches de gens d’orgines variées, de races diverses.  Il n’y a cependant pas beaucoup de noirs, parce que les pompiers sont pratiquement tous blancs.  Par contre, il y a eu beaucoup de victimes noires, parce que le quartier financier est desservi par une ligne de métro qui passe aussi dans les quartiers noirs de Brooklyn. Travailler dans ce quartier réduit considérablement le temps qu’il leur faut pour aller au boulot.

Moi qui ai vécu en marge dans une certaine mesure, parce que je suis étrangère, et aussi parce que je rejette beaucoup des valeurs de la société américaine, je me sens soudain partie intégrale de mon quartier.  Tant pis si nos opinions diffèrent, tant pis si 85% des Américains sont en faveur de représailles, en ce moment, je partage le deuil de tous ces disparus avec mes milliers de voisins.


Samedi

J’ai emmené les enfants à un concert dans le parc.  Il faisait de nouveau grand beau, et les familles étaient venues nombreuses.  C’est le premier jour où j’ai eu l’impression que la vie reprenait son cours, même si le deuil est encore palpable.  C’est un drôle de sentiment, on aspire à un retour à la normale, parce que ces jours ont été tellement pénibles, mais il semble aussi injuste, à cause de toutes les familles dont un membre manque et pour lesquelles la vie ne va pas reprendre son cours.  Même si nous retournons à nos activités habituelles, nous avons tous été changés par cet événement.  Il y a longtemps que je suis opposée à toute violence quelle qu’elle soit, quelle qu’en soit l’explication.  Maintenant, je sais qu’il m’est nécessaire d’exprimer mon opinion et de le faire dans le cadre d’une organisation. Je me politise. Autour de moi, je remarque de même que les gens expriment plus leurs positions, et sont aussi plus prêts à les défendre publiquement.


Dimanche

Pour la première fois depuis la catastrophe, la télévision diffuse de la publicité.


Lundi

La maîtresse de Numen est de retour à l’école. 

J’avais travaillé l’année passée au World Trade Center, dans une petite compagnie d’investissements.  C’était un tournage pour un site web.  J’ai souvent pensé à ces employés ces derniers jours, en particulier à une dame âgée qui m’avait aidée avec beaucoup de bienveillance et d’intelligence, je me suis demandé si elle s’en était sortie.  Par hasard, comme cas exemplaire, le New York Times a choisi de faire un article sur cette compagnie.  J’apprends qu’ils sont presque tous sains et saufs, à part l’un des chefs de la compagnie qui est resté dans le bâtiment pour secourir une personne obèse.

Hier, nous sommes allés à une fête d’anniversaire au bord de l’eau.  J’entendais John qui discutait de la situation politique avec les parents des autres enfants.  Je suis fatiguée de ces discussions, je suis fatiguée tout court, épuisée par la succession d’émotions bouleversantes.  Je suis allée jusqu’au bout de la jetée avec les enfants, l’odeur acride de la fumée dans le nez.  Nous avons regardé les gratte-ciels de Manhattan, et je n’arrivais plus à me rappeler quelle hauteur avaient ces deux tours. Je regardais le ciel au-dessus de Manhattan, vide à part les volutes de fumée qui s’élèvent encore, fouillant ce néant à la recherche de la silhouette fantôme du World Trade Center.